Derrière la domination actuelle de Nelly Korda et Scottie Scheffler se cache l’influence d’un autre nom bien familier qu’est celui d’Edoardo Molinari. Reconnu comme joueur, l’Italien l’est désormais presque plus comme conseiller en statistiques, que quelques Français ont savamment choisi de consulter.

Gogo-gadgeto super Dodo ! © Stuart Franklin / Getty Images - AFP

On le pensait disparu d’une lignée d’oiseaux rares. Ceux sur lesquels il est délectable de poser les yeux dans l’écosystème du golf international. Mais le « Dodo » ne s’est pas éteint, il s’est adapté à son environnement. Malgré neuf succès en carrière et une Ryder Cup remportée avec l’Europe au Celtic Manor en 2010, Edoardo Molinari est resté en grande partie dans l’ombre de son frère cadet Francesco, vainqueur d’un open britannique en 2018 et de huit autres trophées sur les deux circuits d’élite que sont le PGA Tour et le DP World Tour. Mais il a fait de l’obscurité son lieu de seconde vie. Et sa mise en lumière se fait désormais à la lueur de son écran d’ordinateur. Devant les nuages de pixels, il observe les statistiques de 35 athlètes de haut rang, tous séduits par ses services. Parmi eux, Viktor Hovland, Matthew Fitzpatrick, Scottie Scheffler ou encore Nelly Korda, vainqueur lors de ses quatre dernières sorties sur le LPGA Tour cette saison. Encore aux avant-postes cette semaine lors du premier Majeur féminin, le Chevron Championship, la n° 1 mondiale est d’ailleurs la seule joueuse à faire partie des poulains du Transalpin.

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PARMI LES ATHLÈTES QU’ACCOMPAGNE MOLINARI, 18 ÉVOLUENT SUR LE DP WORLD TOUR, 12 SUR LE PGA TOUR, 4 SUR LE CHAMPIONS TOUR ET 1 SUR LE LPGA TOUR.

Car depuis quatre ans maintenant, le golfeur de 43 ans joue paradoxalement les tournois du circuit européen avec un prisme de compétiteur, tout en optimisant les performances de ceux qu’il affronte par le biais de son outil statistique. « Je paye un accès à toutes les données du DP World Tour et du PGA Tour, commence-t-il par expliquer. Puis je demande aux joueurs d’ajouter sur une application des informations supplémentaires après chaque tour. Il y a par exemple le sens des pentes, le côté duquel ils ont manqué un putt, le club qu’ils ont choisi sur chaque coup, etc… En somme, toutes les autres données qui n’apparaissent nulle part. » L’ensemble est rassemblé, co-traité par trois analystes qui l’aident dans sa tâche, puis traduit sous forme de rapports permettant à chacun de ses joueurs de quantifier, à n’importe quelle période de l’année, leur forces et faiblesses tout en les comparant au reste du champ concerné. « Il y a beaucoup d’enseignements à en tirer. On délivre également des informations sur les parcours en amont de chaque tournoi pour détailler quels trous sont les plus bénéfiques, lesquels sont les plus dangereux, comment les jouer pour ne pas perdre de coup sur les adversaires », énumère en surface celui qui a désormais signé un partenariat avec la firme responsable du tracking du PGA Tour, Arccos, pour renommer son outil Arccos Pro Insight.

À gauche, les pourcentages de réussite en fonction des positions de drapeau. En haut à droite, les scores réalisés sur un trou selon la distance depuis le tee. En bas à droite, les coups gagnés selon le secteur de jeu et la situation. © ffgolf

Devenu le nouveau gourou des statistiques dans les cordes des circuits, Molinari a hérité avec son statut d’une certaine capacité à prévoir ce que le golf mondial a à offrir. Ainsi, au printemps 2022, prévenait-il Luke Donald de la possibilité qu’un jeune amateur suédois du nom d’Åberg fasse partie de l’équipe de Ryder Cup dix-huit mois plus tard. Tout comme il aperçoit aujourd’hui Antoine Rozner être dans la même lignée de performance que Matthieu Pavon un an plus tôt et être proche « de devenir l’un des meilleurs de ce sport. » Depuis la fin 2022, le Racingman reçoit à l’instar des autres « Dodo-disciples » son rapport annuel de fin de saison. « Un fichier hyper détaillé d’une trentaine de pages », précise-t-il. « Pour ma saison passée, il est ressorti que sur les drapeaux positionnés sur la partie gauche des greens, je manquais souvent la cible en restant "short side" (le côté laissant le moins de place pour travailler la balle sur le green, ndlr) sur les coups de wedge à moins de 100 mètres. Donc, avec mes coachs, on a établi diverses solutions pour essayer de rectifier ça : prendre plus de marge sur ces drapeaux-là et m’exercer à un coup qui me permette de moins manquer à gauche. » « Tout ça se fait dans l’objectif d’optimiser le temps passé à l’entraînement pour ensuite gagner des dixièmes de coup, ajoute son coach de performance Mathieu Santerre. Parce que c’est de ça qu’il s’agit dans le haut niveauEntre le premier joueur mondial et le dixième, il y a 0,5 coup de différence par partie. Tout comme entre le 10e et le 50e. »

« Ludvig, tu sais que 27 % des gens ne savent toujours pas prononcer ton nom ? » © Andrea Solaro / AFP

Levy, le patient zéro

À l’instar de son compatriote, Alexander Levy a lui aussi eu sa période « Dodo. » Il est d’ailleurs le tout premier à être passé entre les fichiers Excel de l’Italien, en 2020. « Mon caddie de l’époque, Tom Ayling, et Edoardo s’entendaient très bien, notamment sur le sujet des analyses. Et ils ont eu l’idée d’étendre le concept à d’autres joueurs. » Un cobaye était donc nécessaire. « Mais il fallait que je traduise tout car jusque-là mon modèle était entièrement en italien, ajoute l’analyste. Et puis il y a eu l’arrêt de la compétition et le confinement, qui m’ont permis de m’y consacrer tous les jours. » Il lui faudra deux mois de plus pour céder aux demandes d’une dizaine de nouveaux profils. Lui pensait devoir attendre deux ans avant d’atteindre cette clientèle. Mais le succès étant, Edoardo Molinari a concrétisé en quelques semaines un projet vieux de presque deux décennies.

À moment de ses débuts, ce sport ne tenait encore pour lui que dans le cadre amateur. À vingt ans à peine, l’étudiant de l’université polytechnique de Turin y brillait déjà et ne boudait pas son plaisir numérique de suivre l’évolution de ses performances au cours des saisons 2002 et 2003. « Je notais des choses relativement simples dans un document Excel. Ça n’allait pas plus loin que le nombre de putts, de greens touchés en régulation, pareil pour les fairways », rembobine-t-il. Les années passant, la quantité de données s’est étoffée et diversifiée pour servir à son propre passage professionnel en 2006. Après des premières années marquées par des allées et venues entre le Challenge Tour et la division supérieure et ponctuées par cinq victoires, il traverse l’Atlantique en 2010 pour deux années sur le PGA Tour ; une contrée où il rencontre Mark Broadie, l’homme qui a estampillé de son nom une nouvelle ère du golf moderne avec le strokes gained (voir plus bas). Leur amitié est aussi immédiate que les bénéfices qu’ils s’apportent l’un l’autre. La création de l’Italien prend alors un tournant pour se diriger vers ce qu’elle est devenue aujourd’hui.

La norme de la modernité

« Je ne dirais pas que c’est révolutionnaire », entame Victor Perez, qui travaille avec l’Italien depuis l’été 2020. « Mais c’est indispensable car on sait qu’au golf, il y a beaucoup de facteurs qui interviennent dans la performance. » Le Tarbais, promu sur le circuit américain pour l’année 2024, fait partie, d’après Molinari, de ceux qui s’intéressent particulièrement aux statistiques à titre personnel, quand d’autres laissent davantage le soin à leur encadrement de digérer pour eux les diagrammes et tableaux à double entrée. Il a d’ailleurs fait de ses bilans le socle de ses périodes d’entraînement. « Après, il y a toujours la question ultime : est-ce que je me focalise sur les points forts ou sur les points faibles ? Car le plus difficile est que je n’ai pas un temps d’entraînement extensible, et il faut donc faire des choix. » Pour autant, l’expérience lui a fait réaliser que les statistiques sont aussi enrichissantes que nocives. Et qu’elles ne doivent pas devenir une priorité au cœur d’une compétition. Le risque étant de s’y perdre.

Une raison qui a poussé Alexander Levy à ne plus penser en pourcentages au cours de l’année 2021. « Je sentais que je pouvais me dire ,après un putt manqué, "ah non, ça va impacter mes statistiques", alors j’ai préféré arrêter », relate celui qui fait partie des rares joueurs à avoir cessé la collaboration avec Molinari. « Il faut dire qu’une fois que l’on a accès à toutes ces données, lorsqu’on ne les a plus, on devient quelque peu aveugle. » À tel point que le Français aujourd'hui sur le Challenge Tour a recontacté le scienziato pour reprendre du service cette année « à plus petite dose. » Mais les places deviennent limitées.

Un symptôme qui illustre la généralisation de la modernisation initiée 15 ans plus tôt avec l’apparition du strokes gained. Une ère dans laquelle le feeling a laissé place aux calculs, l’improvisation à la dissection. « Ça devient effectivement plus de l’exécution de coup et moins de la stratégie pure, accorde de son côté Perez. Mais c’est une réalité dans tous les sports, on dissèque tout pour connaître ses adversaires. On le voit au tennis, au football et le meilleur exemple est la Formule 1. » Une analogie qui trouve son écho dans les propos du polytechnicien, pour qui la catégorie reine des sports automobiles a été une grande inspiration. « J’ai un ami qui travaille chez Ferrari à Maranello et j’aimerais bien voir un jour comment l’écurie procède. C’est quelque chose que j’ai dans un coin de la tête car il y a beaucoup à en apprendre... » D’ici là, un championnat du monde, fermé, avec des équipes, aura peut-être vu le jour, que ce soit sur trois ou quatre tours… Et Dodo sera là pour en analyser la moindre donnée.